Nicolas de Staël, Face au Havre

Nicolas de Staël, Face au Havre
Nicolas de Staël, Face au Havre

mercredi 29 décembre 2010

Retour de la poupée

Tu reviens par-delà les années. Tu avais peur de l’orage, mais nul ne dormait mieux que toi les nuits où des forêts d’éclairs incendiaient la côte. Tu venais d’Amérique, tu avais une grosse valise où l’on avait vidé des tiroirs. Les tantes soupiraient, tant de robes, tant de dentelles pour une si petite fille. Et rien de repassé. On ne savait pas, pour ton père. On ne savait pour aucun père. C’était un autre temps, où tu dormais dans la tempête. Le matin te réveillait dans tes robes froissées, tes cils interminables. Tu minaudais un peu, parfois tu souriais pour rien, certains s’en énervaient, à quoi ça rime de sourire pour rien, poupée, on blâmait ta mère, on la tenait pour responsable, poupée, ce murmure-là tu ne l’entendais pas, ni les commentaires sur ton français qui ne serait jamais ce qu’il aurait dû être, tu étais trop américaine, trop jolie les cils trop longs tu finirais mal, on incriminait ta mère, c’était le venin des familles, l’aveuglement du clan criminel, l’aigreur des boiteux roux, mais tu passais, lisse, innocente, sans rien comprendre de ces vacances où se renouaient les haines. Poupée, c’était ce qu’on disait, faute de fêler ce visage de porcelaine. On ne savait pas. Un accident de chasse avait coûté un orteil à ton père. C’étaient toujours les mêmes récits. Les cheveux longs de ton frère. Sa maladie. Ta mère qui n’a jamais tant titubé que dans le récit des tantes. Tout pour briser la poupée. Tu reviens par-delà les années, je te vois les cheveux mêlés, un rempart de cheveux au petit déjeuner, puis les rideaux s’écartent et ton sourire, lisse comme un masque. La poupée marche droit ; on dit que les tantes sont mortes, et le père tout comme.

lundi 27 décembre 2010

Pour votre bien

Dormez si vous le pouvez, couvrez de votre sommeil de juste les guerres sans honneur, les gestes infâmes des marchands, remerciez ceux qui ont coupé la tête des pavots, qui vous ont entêté d'opium, assoupissez vous, ils fourniront les rêves, puisqu'ils possèdent les images.
Pleurez sur ordre, prouvez qu'à vingt heures bat un cœur d'enfant puisqu'on vous infantilise, essorez vos mouchoirs de Cholet pendant la réclame, prouvez qu'à vingt-deux heures un samedi sur deux bande un sexe assuré qui rêve de dentelles telles qu'on vous les propose, blanches ou roses, aux pages lingeries de tous les catalogues. Ils ont toutes les tailles, dans toutes les matières.
Courez au matin dans la rue, jouez au ballon, enfilez vos maillots lycra, enfourchez vos vélos et roulez sans rien voir que les côtes, les pentes, les virages. Rentrez fatigués du dimanche. Couchez vous tôt, fermez les yeux. Dormez, on le veut.

mardi 21 décembre 2010

Mourmelon

Or c’est du bleu de ciel, et la voiture même qui attend au portail est de ce bleu de vieille carte postale, et la cagoule de l’enfant qui sort sur le perron. Il porte un anorak rouge, il reconnaît au pied les feuilles de fraisier. Rien d’autre du reste : la coccinelle qui vrombit, les feuilles jointes par trois sur la tige, qui ne devraient pas être, car tout de cette image kodachrome respire la diapositive, le vitrail, l’hiver.

lundi 20 décembre 2010

Tentative d'équilibre

Ceux qui marchent par deux sont si souvent tombés que j'ai peur quand le soir nos ombres grandissent sur la route, s'étirent d'un lampadaire à l'autre, bondissent, se dédoublent. Retiens-moi lorsque je trébuche, rétablis-moi si je m'empierge. Je te promets la pareille, m'engage à peser le poids qui compensera ta chute.
Marchons par deux, c'est notre choix; s'il faut tomber, plongeons, mais ensemble. Quelle eau choisirons nous pour notre nage indienne, qui donnera le coup de pied pour remonter, qu'importe! Nous renaîtrons des mares opaques qui nous guettent dans l'entre-deux de nos soleils. Et déjà nos rires sont guirlandes sur les arbres nus, et déjà sur ta peau c'est rosée de printemps. Marchons ensemble et mélangeons nos ombres. Amantes elles nous annoncent et nous les imitons.

samedi 18 décembre 2010

Quant au vieil âge de ma mère, 2

C’est alors qu’elle frappe à ma porte, qu’elle entre, qu’elle dit qu’elle n’en peut plus, qu’il faut qu’elle rentre, qu’elle vient de vomir, qu’elle a peur. Je regarde ce visage aux traits brouillés, j’y vois la promesse de jours atroces, je lui dis oui, je referme la copie à demi-corrigée, je l’aide à préparer son sac, elle pleure assise sur le lit elle dit « j’en ai marre » et elle pleure. Elle demande pardon, je n’ai rien à pardonner.
Je la reconduis chez elle, on ne dit rien dans la voiture, il n’y a rien à dire, je la reconduis c’est tout, elle ne comprendrait pas que je me mette en colère, si je lui disais, à chaque mois de juin c’est pareil, tu viens chez moi et puis tu meurs, et puis tu ressuscites pour aller chez ma sœur, en juillet ou en août, non, elle ne comprendrait pas. C’est deux heures de route pour aller chez elle, je la dépose, « tu ne veux pas rester un peu » me dit-elle ? Je ne veux pas. Elle dit qu’elle comprend, elle ne comprend pas. Elle n’a pas vu les champs de lin en fleurs, elle n’a pas terminé ces confitures qui encombrent ma cuisine, elle n’est même pas allée sur la tombe de ses parents. Elle va mieux chez elle, elle prend des rendez-vous, cardiologue, kiné, prise de sang, aliénée rassurée elle respire entre les salles d’attente.
Je ne suis pas parti qu’elle est déjà très loin.

mercredi 15 décembre 2010

Ratatouille d'exil

Il ne fera plus jamais chaud, plus jamais le soleil ne sera celui-là qui donnait le sens aux collines, qui blanchissait les terres sous le midi de son feu platiné, qui argentait comme un faussaire les branches des lentisques. Les plages de ce côté-ci ne sont pas de ce verre où l'on brûlait ses pieds dans la course éblouissante vers le baiser de la mer avant de remonter retrouver l'ombre parcimonieuse du cabanon où les amis parlaient fort le dimanche en buvant du rosé, de l'anisette Gras.

- Il n'y a pas d'été. Tu ne sais pas ce qu'est l'été. Tu ne connais rien du goût des fruits puisque ici les fruits n'ont pas de goût. Dans la cuisine on renversait de pleins seaux d'eau sur le carrelage. Un peu de fraîcheur, et dans la fraîcheur même, des odeurs de légumes dont tu n'as pas idée. Ici les courgettes ont goût d'eau, ici les aubergines ont goût de courgettes, ici on trouve de la farine dans les tomates, ici je n'ai plus goût à rien. Quand la voisine nous invite, je ressors malade de crème et de beurre, de ces graisses-là qui sentent le cadavre et les engelures de fermière. Je déteste ces femmes pâles qui ne rient jamais, elles ressemblent aux endives de leurs salades, aux bières que sifflent leurs maris. Mais tu sais, je finis par leur ressembler : l'hiver, j'ai la peau plus blanche que les plages d'avant.

lundi 13 décembre 2010

début de la fin 1

Ce ne pouvait continuer ni finir. Ils ne pouvaient se quitter, persuadés sans doute à raison que se quitter c’était se perdre. Ils connurent les larmes, la peur de faire mal et celle de souffrir et de fait ils souffrirent bien davantage des sacrifices qu’ils consentirent pour le spectre de leur amour mort.

dimanche 12 décembre 2010

Chronique 13

Ce couteau laguiole manche damasquiné
j'en plie la lame acier sur le fil de cuivre
je renonce pour l'heure à crever le soleil
l'abcès mélancolique.

Je l'ouvrirai demain pluie d'étain la rue triste
je m'ouvrirai la main j'offrirai paume ouverte
à l'averse d'étain quelques gouttes de sang
à diluer dans l'ornière
fraternité d'enfant.

Je suis du peuple des nuages.

samedi 11 décembre 2010

Confiture d'abricots

Elle vient toujours en juin, elle reste trop longtemps, elle rangerait bien mes placards, elle n'éteint jamais la radio, elle devient la radio puisqu'elle parle sa langue : parfois à l'entendre je voudrais débrancher le poste, la séparer de France Inter. Je renonce. De toute façon que lui dire ? Je ne dis rien. Je la regarde vieillir, je l'entends rétrécir. Son monde palpite de vieilles cousines que je n'ai jamais vues, de querelles familiales de la première importance. Ce que j'en pense ? Rien. Je n'en pense rien. Et nous préparons des confitures dans la bassine de cuivre. Elle trouve toujours les fruits trop cher, toujours moins beaux que l'an passé. Elle aime par dessus tout la confiture d'abricots. En épluchant les fruits, elle parle de sa mère. Sa mère avait toujours raison. Nous irons fleurir sa tombe. Elle me rappellera qu'elle y a sa place, qu'elle a hérité de la concession. Elle est incapable de la retrouver dans le cimetière, elle la voit toujours plus haut, la tombe, il faut toujours redescendre d'au moins trois rangées de fleurs de plastique, d'anges en faux bronze et de photos vitrifiées. Malade, malade d'elle-même, elle souffre, dit-elle, à en crier, ne crie pas. Elle m'attend le matin au petit déjeuner, me parle France Inter, les dernières hécatombes dont elle est très émue. Je ne réponds rien, je bois mon thé, je me demande comment je vais l'occuper - quand elle s'occupe, elle souffre moins. Je la regarde et j'ai pitié. Je déteste cette pitié.

vendredi 10 décembre 2010

Le sens de la marche

Ici, glaise et silex, le pas blesse le pas pèse, mais nous marchons sous la futaie tremblante, verte encore de cette pluie douce qui retarde le gel. Vertes les gerçures qui lézardent nos jeans. Ocres de glaise, nos bottes alourdies. Nous n'oublions rien dans la marche, nous ne voulons rien oublier, nous continuons de marcher ensemble. Nos couteaux lestent nos poches de velours. Ouvertes, nos paupières pourtant ne nous sont pas blessures. Nous regardons entre nous et les choses ce qui, indéfiniment, sépare et relie dans le même mouvement de cils. Renonçant à trancher, nos couteaux pliés dans les poches, nulle inscription sur l'arbre, nul amer gravé dans l'écorce, nous marchons, nous regardons.
Ce que nous voulons comprendre est infime, nous échappe, et nul doute qu'il se briserait si nous le touchions de nos doigts gourds, mais nous ne voulons pas toucher. Ce que nous aimons, c'est l'échappement même. Cet élan-là nous mène et c'est ainsi que nous marchons.

mercredi 8 décembre 2010

Pereira (je crois)

Je n'ai jamais vu Pereira, des ouï-dire, des anecdotes, mon père intarissable s'en amusait. Il venait des champignonnières où il travaillait sans papiers, il y dormait à même la terre, dans la carrière sous Poissy. Mon père presque patron social quand il parlait de Pereira, mon père presque ému quand il fut seul à l'enterrer. Pereira faisait des conneries poétiques, Pereira était un pauvre attendrissant, Pereira parlait mal français mais était si touchant quand il disait patroun à la place de patron. Pereira travailleur comme tous les Portugais, plus catholique que les Arabes sur qui, sans tarir, mon père dégueulait des ordures.
Pereira, viré de son meublé par une taulière de feuilleton, Pereira squattant dans les chiottes de l'usine – je me souviens de leur carrelage jaune-marron – Pereira qui peint au minium la tôle oxycoupée , Pereira qui réchauffe sa conserve et la fait exploser – des haricots rouges sur le carrelage jaune – Pereira se douche au diluant pour se détacher du minium.
Un été c'est retour au pays. Sa femme ne le reconnaît pas, sa femme vit avec un homme. Pereira se rend au café, offre une tournée puis une autre, depuis la veste en cuir, il tire les billets, un an d'économies, trois jours à boire, à puiser dans la veste en cuir. Il rentre le quatrième, il veut retravailler.
Pereira, je crois que c'était son nom. Pereira qu'un jour mon père a viré, comme il en a viré beaucoup. Pereira bientôt mort que nul ne connaissait, que mon père a dû reconnaître, dont il a suivi le cercueil, c'était l'hiver sur la plaine de Mantes. Pereira, je crois qu'il s'appelait comme ça. Même pas sûr de retrouver le nom de Pereira.

dimanche 5 décembre 2010

Chronique I

Fatigués par tant de voyages
que laissons-nous tomber avec le sac
de notre peau quand
pèsent nos muscles alourdis,
paupières plombées sur des fenêtres ternes?

Les paysages abusés s'étendent
et notre regard n'y est plus le semeur de sens
qu'il prétendait naguère quand des haies
familières lui dessinaient des perspectives nous
ombrant le front de noisetiers et d'aubépines

Nous passons le gué sans étonnement
comme si tout, connu de si longtemps
s'était tanné dans la vallée dont nous voyons crouler
les moulins de briques le torchis des remises
s'écailler le toit de l'église

Fatigués nous rentrons dans la vieille maison
les bottes pleines - il y a bonheur à les ôter,
comme si le poids du monde restait collé à leurs semelles.
La rue retentit de chevaux obsolètes.
Nous n'y faisons plus attention.

Demeurent
notre sommeil sans nostalgie
nos mains solidaires.

samedi 4 décembre 2010

Etat des lieux

Je sais décrire les lits mieux que personne, les draps mordus et les marnières des oreillers. Où je m’enfonce je ne sais pas, un chaos de fibres et de tissus, et ce matelas si dur que tu n’y trouves pas le sommeil.

Je me suis réveillé je n’étais plus chez moi. De vieux chanteurs célébraient un tout petit Prince.

Je regarde et je ne comprends rien, je n’ai plus d’idée sur grand’ chose, ou très confusément. En moi la spirale absurde de l’escalier d’un phare dont la lentille brisée divise la lumière.

Un vendeur de chaussettes au parapluie ouvert avait pris le pouvoir. Le tout petit orgasme du bonimenteur. Le bonneteau. Les badauds. On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Des chaussettes. Par lots.

Les feux à l’aine des nations, les feux dans les chiffons des pauvres, la bouche en feu des Justes dont je ne suis pas, la colère qui s’épuise à crier sur les toits, rage qui se disperse sur le plasma des écrans plats, les feux bleus ne nous réchauffent pas.

Je me lève. J’ai dormi trois ans. Je ne reconnais rien. Le Président fait exprès de mal parler français. Je me lève, j’ai dormi trois ans, rien n’a changé vraiment. On scotche avec constance des noirs sur les sièges d’Air France, les sièges du fond, de préférence, après les avoir frappés au ventre.

Trois pierres sur le chemin, trois éclats de silex qui ne signifient rien.

Des bouquets de plastique accrochés aux pieux des champs. Il pleut sur nos morts, sur nos enfants stupides.

A quinze ans, Dimitri, gueule d’ange, se la fracasse au calva, jusqu’au coma. Il est huit heures du matin, un jour de semaine.

Et la pluie dans ma bière, ce soir au vieux marché.

Un ministre dit d’un centenaire qu’il ne va pas passer l’hiver. Depuis janvier je paye pour alzheimer. Un gros ministre à la peau lisse et la frange sage nous félicite d’être solidaires.

Je regarde de toutes mes forces, je te jure que je regarde à n’en pas croire mes yeux.

J’ignore comment tu peux dormir mais si tu veux de moi, je t’écouterai respirer.

Le journal je n’y comprends rien la radio ce n’est pas ma langue.

Ces cris-là qui nous stupéfient, ces cris-là qui nous annihilent, absolu l’autre nous laisse sans voix, et nos douleurs médiocres nous les ravalons, honteux.

Les ombres montent, les ombres montent, qui mouchent nos chandelles.

Automne, alors, et les jours brefs comme nos vies, les nuits s’étirant à la mesure de nos terreurs d’enfants gâtés.

vendredi 3 décembre 2010

Quatorzième nocturne à l'ange

Tu sais quel tueur sommeille
en moi quand tu me veilles
mon gardien d’ange
tu sais le rêve qui me ronge
et quel anneau mon doigt désire
lorsqu’assommé je dors dans la paix de ta geôle
Un assassin hante ma gorge
un cri, un seul, et je libère
un étrangleur d’oiseau le regard flou d’opium
beau comme un enfant désolé
devant le jouet par lui brisé
Connais-tu l’anneau dont je parle
Que la pie vola machinale ?
Il scelle nos serments
Et la grille carnée de mon jeune haschichin
Dont le poing serré tient la tête décolée
De la pie des mensonges.

mardi 30 novembre 2010

Tropisme

Ils voudraient se dire qu’ils n’ont pas changé, mais ce serait mentir, les rides elles sont là, et le ventre aussi, jusqu’aux yeux qui sont usés. Ils ne se retrouvent pas, on ne se retrouve jamais, il a oublié jusqu’au nom des enfants, jusqu’à leur nombre, il demande des nouvelles de cette femme qu’il a toujours trouvé stupide, et voilà tout va bien, pas de nouvelles. Des dents, des cheveux en moins. Trois garçons ? – Putain ! Pas d’enfants pour lui. Toujours seul ? Non pas seul. Mais pas d’enfants alors pas de questions possibles. Changé de voiture ? Deux fois déjà depuis quatre ans. Quatre ans déjà ? Qui le croirait ? Tu ne vieillis pas. Il vieillit. La voiture, cossue, en témoigne. Ca m’a fait plaisir, il faudra venir, viens dîner un soir, on est très pris mais viens dîner, elle a fait des progrès c’est devenu très bon, tu m’appelles, hein, on t’attend, hein, t’oublies pas, ça m’a fait plaisir, tu n’as pas changé.

samedi 27 novembre 2010

Confident des escales

On rêvait de Dantzig, de neige sur la Baltique, on n’allait même pas jusqu’à Brest, on trouvait ça laid, la reconstruction, on râlait contre le crachin. On osait à peine Lorient, les marins avaient des noms ordinaires, du genre Gérard Le Gall, mais je les trouvais beaux même quand ils chantaient faux, même quand ils s’étalaient à la dix-neuvième bière (c’était un seuil psychologique), je croyais respirer l’aventure et c’était le plus souvent seulement du vomi…
Il a fallu vérifier la rouille des cargos, boire des cafés au local de la CGT, porter de quoi manger à des marins ukrainiens oubliés par leur armateur. « Toutes les putains, je les aime, toutes les putains tu m’entends, elles ont tôt le matin, et je paye cher pour le matin, ça gagne plus, faire marin, toutes les putains elles ont le sourire de ma mère ». Des nuits aux Sea Men’s Clubs qui sont toujours les mêmes, les nuits comme les clubs, et vos histoires aussi, et vos mains tachées, et vos jeans de contrefaçon, et j’ai vieilli à vous écouter, et toutes les mauvaises bières ont la même fadeur, et à vous écouter, marins usés, épaves de vous-mêmes, j’ai sous mon tee-shirt le même ventre que vous, dans mes yeux la même fatigue, moi qui pourtant n’ai jamais quitté le quai.

vendredi 26 novembre 2010

Trêve

Il reste encore à injurier le monde, et le poing qu’on serre il pourrait servir à cela même qui nous répugne, et la violence n’être plus seulement signe, et les saignements qui nous atterrent attester tout au moins que ce qui fut donné le fut vraiment, sans triche, comme dans ces cours d’école où l’on se battait pour de vrai lorsqu’on avait trop mal, pour de faux quand on voulait jouir de l’odeur des autres et rire avec eux du petit théâtre des peaux frottées.
On pourrait faire mal à son tour, on pourrait cogner dur, on aurait des chances de gagner, puisqu’à force et sans joie, dans la patience des plaies, on sait attendre, on sait rendre.
Or certains soirs, c’est la fatigue qui l’emporte, et les sourires duplices on décide d’en être dupe, que les cons demeurent ce qu’ils sont… Surtout qu’au moment précis où l’on allait partir en guerre, le bras de l’aimé nous retient, d’une douceur toujours miraculeuse, et voilà le combat différé, et voilà que l’amour des hommes s’éloigne de Lacédémone, et voilà que je t’aime, et j’aime mieux ça.

mercredi 24 novembre 2010

Catabase

Les morts nous habitent, leurs mots nous possèdent et nous n'y pouvons rien. Place alors, aux âmes, aux mânes, aux ombres que notre bouche abrite, ayons le cœur gros de leurs vies effacées, et leurs paroles trahies, leurs serments dépassés, faisons-les nôtres, car leurs passions valent celles qui nous animent : cela nous pouvons l'entendre, quand bien même nous ne reconnaissons plus le goût de leurs pensées-poussières.
Je n'ai pas le choix. Je parle la langue des morts, je traverse pieds nus les braises du désir. Aïeux, je vous tiens dans mon ventre, mon plexus est grave de toutes les crampes de l'histoire. Aïeux, je vous parle, vous êtes langue à mon discours, j'attends de vous pour cet effort un nom d'avant le nom du père, un nom comme un berceau où couler mon amour. Je vous bois, aïeux, vous m'êtes vin nécessaire, les soirs amers dont je suis la Pythie fourbue.

mardi 23 novembre 2010

Ut pictura poesis

Rien n’est dis-tu jaune comme la chaise de Van Gogh —et sans doute, tu as raison.
Mais tout jusqu’au coquelicot (qui cousine avec le pavot) peut prétendre au liseron jaune de Valente —c’est indiscutable.

lundi 22 novembre 2010

Le sens du retour

Il faudrait que ce soit lui qui te revienne : on les connaît les histoires, on les a chantées, les rengaines, paraboles et Sylvestrik ; sur la grève de Saint-Michel, il pleurerait, le vieux bonhomme, et je ne veux rien savoir des filles qui chanteraient la chanson de son fils. Tu aimerais sans doute qu'on se fonde dans les légendes, tu aimerais, c'est sûr, fondre en larmes en public, mais il te prévient, il a les yeux secs. Les larmes il se les garde qui lui permettent de voir clair.
Je te propose une autre issue : il revient en effet. Il a vaincu le monstre au fond du labyrinthe. Aucune fille ne chante son nom, mais Ariane abandonnée se lamente et l'agonit d'injures. Le vieux qui n'en peut plus d'attendre n'arpentera pas la grève, mais grimpe au promontoire, pour scruter les lointains, crier sa joie, hurler son deuil, selon la couleur de la voile. Or on l'a laissée noire. Le père se précipite, que le fils, de ses yeux couleur d'huître, regarde tomber droit comme pierre dans la mer où se noie son nom.

dimanche 21 novembre 2010

Odile

On avait discuté, la veille, savoir si on paierait le taxi à Odile, on lui payait déjà le train, la gare ce n'était pas si loin, le chemin joli, le joli chemin, l'air de la mer, ça lui ferait plaisir de marcher, ça lui ferait du bien l'air marin. Comme bagage, elle ne prend quasi rien, pas besoin de grand chose Odile, contente de peu, heureuse d'un rien, son sac il ne pèserait pas lourd, marcher ça ne la fatiguerait pas, tu vois, le mieux c'est l'ennemi du bien, on la gênerait en payant ça. De la gare à la villa, elle regardera les jardins, elle aime ces jardins-là qui n'ont l'air de rien, allées de sable, vilains nains, elle avait un chat de faïence, Odile, sur le toit de sa maison. Chalons, ça fait loin… C'était la vie d'avant, Odile dans son jardin, et Jean-Paul encore souriant. Maintenant qu'elle n'a plus rien, ni Jean-Paul, ni maison, ni chat, qu'elle n'est plus alourdie par rien, c'est sûr qu'elle marchera, Odile, de la gare jusqu'à la villa.

samedi 20 novembre 2010

Le matin vient trop tôt

Les amants reposés balbutient leurs noms dans les nuits de juin, leurs vêtements oubliés disent le chemin dans la maison, désir et déraison, leurs vêtements froissés comme coquelicots donnent sens au désordre et le goût de leurs peaux le voilà gravé pour toujours - un parfum mieux qu'un tatouage, des saveurs qui valent une enfance. Dans leur bouche le goût des jardins, sur leurs cuisses les griffures des ronces. Endormis les amants se posent, leurs mains s'apaisent il faut les laisser respirer. Les draps racontent leur histoire, elle est facile à deviner. Leurs souffles s'inventent un langage où parlent tour à tour le besoin de dormir, le désir de recommencer. Dans les nuits de juin, souvent, c'est au désir de décider. Le matin vient trop tôt. Leurs peaux déshabillées inventent des figures pour tromper le jour, éloigner les bruits de la ville de leur sommeil électrisé.

vendredi 19 novembre 2010

En forêt

Il en connaît toutes les allées, toutes les futaies, les parkings à putes, les coins à champignons. Les rythmes des arbres et ceux de la semaine : les ronciers où nichent les grives, les mares gelées de février où sont fichées les branches noires, la lisière à coulemelles, il sait où aller, où être. Il observe les filles qui tapinent dans les camionnettes, les pédés dans l'allée d'Achères, ou derrière la piscine.
Le week-end, c'est promenade en famille, dans les mêmes lieux. C'est cueillette en famille, leçon de choses, le père et ses enfants, c'est tableau de Greuze. Des coureurs traversent les sentiers. Il y a des odeurs de pique nique. Les breaks chargés de vélos se garent aux places où les putes attendaient. Il sort le panier, il sait où sont les cèpes, il évite aux enfants la vue les capotes. La famille ne rentre jamais bredouille.
Un jour de janvier, un samedi gris, c'est promenade en famille, digestion du père, course des enfants. Ils courent, puisque tous les enfants courent, ils courent le frère et la sœur, et s'arrêtent pile devant un vagabond qui dort. Le père qui connaissait tous les secrets de la forêt, le père qui ne se perdait jamais, le voilà qui nous entraîne loin du dormeur –un dormeur gris est un dormeur mort– nous ramène à la voiture, nous y laisse et repart, reconnaître le secret, connaître ce qu'il ignorait, pendant que nos cœurs paniquent. Ce fut notre premier cadavre.

jeudi 18 novembre 2010

La gloire de mon père, 2

Je suis le fils d'un menteur kaki, d'un bûcheron sanglant, puisqu'il y eut corvées de bois, d'un assassin convaincu qui tua jusque pendant les trêves. Vous trouverez son nom sanglant dans bien des archives, et j'imagine des bouches meurtries qui ne sauraient le prononcer sans horreur. Ce sous-lieutenant maigre à la brosse blond roux, c'est lui qui parle arabe et qui hait les arabes, c'est lui qui fusille les bergers qu'il habille en fellouzes, c'est lui qui parle doucement aux petites filles dont peut-être il a tué les pères, il leur promet des écoles, il leur dit qu'elles sont jolies, qu'il y aura des poupées, qu'il leur apprendra la vie, à écrire en français. Peut-être il caresse leurs cheveux, peut-être il hume l'odeur du henné.
Il a gardé, longtemps, les preuves : j'ai vu les photos, il les a montrées, un dimanche, au pousse-café. Je me souviens des yeux ouverts des fusillés (dans le dos), je peux dire que je me souviens, moi qui n'étais pas né, je peux dire que ces officiers qui s'échinent à oublier, ce sont des salauds. Je revois ces corps abattus dans les brèches de la frontière électrique. J'entends mon père aviné dire qu'il a gagné la guerre, qu'on a perdu la paix, je l'entends débiter toutes les conneries du monde, et je me vois mourir de honte, mais ce n'est pas grave, on ne meurt pas de honte, du moins pas de cette mort-là qui tordit la bouche des cadavres sur les photos qu'un dimanche, en famille, mon père a ressorties.

mercredi 17 novembre 2010

Fonte des glaces

L’hiver ne vint jamais, cette année là, pas d’au-delà pour le rideau des pluies, pas de flocon de neige pour le poing des enfants. Des bourrasques tièdes, des miasmes persistants, nous avions donc basculé. Pas un jour de gel, les vieux étaient contents qui mouraient au chaud. Inquiets cependant, d'une peur égoïste, d'une peur de vieux, ils priaient dans les églises humides pour que l'eau des glaciers ne monte pas trop vite, pas jusqu'à leur maison, ils priaient pour que l'eau ne monte qu'à la prochaine génération.

mardi 16 novembre 2010

Crever

De ce qui dure, rien sans altération. La peau distendue tombe, les mains s’écaillent, les doigts tordus ont oublié jusqu’à leur place sur le clavier. Double vue n’est pas bien voir, mais confronter des perspectives incompatibles. Ni le chaud ni le froid qui soient fiables. Au plexus, le nœud d’angoisse d’une bête sous le couteau. Ne pas reconnaître sa voix dans le cri que profère quelque chose en soi qui souffre, qu’on ne peut pas nommer tant on sait qu’en nommant le monstre, il se libérera, et dévastera ce qui pour l’heure subsiste de ce qu’on fut. Tomber chez soi dès que de retour au premier recoin qu’on trouve, cette impression qu’on crève, mais on ne crève pas, on voudrait crever comme un nuage pour espérer l’odeur des champs après la pluie, pour respirer mais on ahane dans la petite catastrophe individuelle, l’ordinaire douleur de vivre mal.
On craint tout désormais. Il faut un effort sans mesure pour maîtriser son timbre et répondre poliment à quiconque vient vous rappeler des routines. Il faut veiller aux gestes, les ralentir pour ne pas briser les choses, préparer son sommeil avec soin, puisqu’il ne nous est plus donné de dormir. On connaît par cœur toutes les heures qu’affichent les chiffres rouges du réveil, on hésite à se lever, on se lève on ne sait pourquoi, mais couché le cœur bat trop fort, et l’on divague, et l’on bat une campagne grise écrasée sous un orage qui n’éclate pas.

lundi 15 novembre 2010

Ce que dit l'horizon

Nous voyons monter les fumées, nous n’ignorons rien de la nature des cendres. Le grand forestier menace la plaine, gagne les prés, quand nous regardons vers la mer verte. Peut-être nous laissera-t-il appareiller, occupé à brûler les femmes dans les églises après avoir mitraillé les hommes et pendu les otages aux poteaux électriques? Peu probable. On dit que ses prisonniers sont violés par principe, que les étrangers sont noyés dans du sang de porc. On dit qu’il crucifie les juifs, qu’il rit d’ainsi les christianiser. Quand sera mort tout ce qui n’est pas lui, il inventera ses ennemis, fusillera ses compagnons, connaîtra la misère de l’ennui.

dimanche 14 novembre 2010

La Gloire de mon père

Dans l’armoire de mon enfance – marqueterie rustique- un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant des bonbons ; c’était le temps de mes dents saines et de mon père aux cheveux roux.
Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il ? – Les mots que je sais aujourd’hui, qui enchantaient les exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi j’avais tremblé pour eux qu’il ne ressorte son fusil, pas les mots d’adieux ni d’usage, le fusil. Les balles ailées; les balles.
Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés ; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après, vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons. Et j’avais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient aux cadavres, aux trophées de mon père.

samedi 13 novembre 2010

Loin du Caucase

Ils envoient des cartes postales affolantes d'azur depuis des chambres et des dortoirs où le jour n'entre jamais, ils promettent des cadeaux pour tous, le jour de leur retour, tour à tour différé - de fait, ils ne rentrent jamais. Ils cousent des chemises, le torse dénudé. Le soir ils jouent aux cartes à des jeux inconnus, ils rient dans cette langue que nul ne parle ici, le soir ils dansent entre hommes reliés par un mouchoir, ils chantent des chansons où le pays fait mal, puis, pour s'endormir, se racontent sans fin ce qu'ils achèteront lorsqu'ils seront devenus riches.
D'où venez-vous, buveurs de thé qui réchauffez vos mains autour du verre, avant de lancer les dés ? D'où tenez vous votre courage, beaux visages fatigués ? Ces femmes qui vous attendent, ces enfants qui ne savent rien de votre parole, quand les reverrez-vous ? Quel terme pour la patience ? Votre village a-t-il un nom que je saurais prononcer ? Ce nom, c'est le mot qui manque, celui que je voudrais dire, celui que je crois lire dans vos yeux épuisés.

vendredi 12 novembre 2010

A. de K.

Depuis le grenier de la maison, en soulevant le volet, c'étaient, à perte de vue, des nuages et des sables gris qui déroulaient leurs nuances vers l'eau verte. Et l'enfant y perdait la vue à scruter parmi les mares métalliques et les fumées des raffineries, guetter le V des oies migrantes. Il viendrait coupant dans la nue, et l'enfant l'appellerait comme le jars mélancolique pour quitter la contrée médiocre et la pluie, les herbes rouillées du marais, et la vieille en pointe, l'enfant la nommerait immédiatement, sachant par cœur les formules que la mère, le soir, lisait à tous, faute de lettres du père, au loin, au front.

Petit fantôme

Il reste de ce temps, des mèches.
Un tout petit fantôme nous avait rassurés, puis avait disparu, car c'est le propre des fantômes que de disparaître. Pour les gens, on ne savait pas encore, je jure qu'on ne pouvait pas savoir.

jeudi 11 novembre 2010

Bonbons des Vosges

Je suis assis dans l’odeur de craie
Je n’entends pas ce qu’on me dit
Mon voisin sent la sueur du sport
Le temps ne passe pas.

Dehors le sang sur la chaussée
Les sirènes des voitures bleues
La boulangère dit le monde est fou
Qui rend la monnaie de ma pièce.

Je me tiens debout contre l’arrêt de bus
J’ai dans ma poche des bonbons des Vosges
J’en ai trop mangé
Une ombre de nausée me rend la bouche amère.

Sur le marbre de la devanture
Des impacts des balles d’hier
Des corps dessinés à la craie par terre
Qu’on laisse à la pluie, évitant d’empiéter.

J’ai ma carte orange
Je tiens mon sac ouvert qu’un vigile inspecte
La boite de bonbons sonne
Je souris pas lui.

Dans la classe ce matin
Il a fallu se lever rester debout
A côté de sa table
Le prof a dit des noms que je ne connaissais pas.

J’ai entendu de grands mots
Il a dit le monde est fou
A parlé de camarades
Des valeurs de l’humanisme.

Mon voisin suce un bonbon des Vosges
D’un air concerné
Alain renifle deux rangs devant
A côté d’une place vide.

J’ai regardé l’arbre inchangé de la cour
Et le mur de pierres meulières
Qui nous garantissait du monde
Mais que traversaient les sirènes.

En sortant on a découvert
Les chicanes de béton les barrières galvanisées
Et le pion a dit de se disperser
Nous n’avions pas l’habitude.

J’ai pensé qu’à un quart d’heure près
J’aurais fait partie des morts
Un prof aurait dit mon nom
Dans d’autres classes qui ne me connaissaient pas.

On ira demain à la chapelle ardente
Les cercueils y sont tous pareils
Un prêtre dira que le monde est fou
Que les morts n’auraient pas dû mourir

J’aurai la tête ailleurs
La tête dans le quart d’heure
Où j’ai acheté des bonbons des Vosges
Lucides comme les vitraux le sont.

mercredi 10 novembre 2010

Take care

Quand il dispersera les cendres dans la Seine, criera-t-il ce qu'il souffre de cette voix-là qui fut celle de l'amour ? Se taira-t-il, la bouche désertée, ou sentira-t-il l'écume du blasphème gercer ses lèvres ? L'aimé mort, qui mourait de longue date, comment lui survivra-t-il ? "Je ne prends pas soin de moi", m'écrit-il. Je le sais.
Je pense à cette amie dont le deuil fit pleuvoir des roses sur l'urne de l'amant qu'elle serrait sur son ventre, qui ne disait rien, dont le visage était une écale d'amande, un masque mycénien, puisque morte à l'amant elle ne sentait plus rien du monde des vivants. Elle aurait marché sur des braises elle n'aurait rien senti, leur fils était comme un galet, cette densité, lisse comme un galet, il n'avait pas dix ans mais déjà savait comment faire pour laisser sans prise les grimaces du monde, lisse comme un galet qui coule dans sa propre solitude. Prends-tu soin de toi, Thomas, aujourd'hui ? Ta mère, elle a repris le chemin du jardin. Elle prend soin d'elle, elle est jolie ; cette source en elle, cette force en elle.
Prenez soin de vous. Ne vous penchez pas trop au puits de vos vertiges. Nous attendons votre retour. Vous serez plus graves, nous le savons. Revenez-nous et parlez-nous des morts s'il le faut. Nous écouterons.

En guise de cantate

Quand nous aurons chassé les ombres qui hantaient chancelantes les flammes jaunes des chandelles, que nous aurons récité l’alphabet des prières en les soufflant une à une, gémissant des jérémiades, et que des chanteuses d’opéra, très élégantes sous leur voiles noirs, auront exhorté Jérusalem à se convertir sans comprendre un traître mot à ce qu’elles chantent, nous retournerons purifiés à la joie du gibier, et mordrons la viande tendre des agneaux en regardant les pommiers des vergers éclater de fleurs blanches, nous aurons tué avec l’hiver la mélancolie des spectres qui nous visitaient ces soirs de février que percent les hurlements des loups.
Vierges d’une nouvelle âme, juin déjà nous appelle de toutes les concupiscences, et déjà nous savons qu’il sera doux d’y céder. La pénitence de mars nous donne du crédit sur Dieu. Qu’il ferme les yeux depuis les ténèbres où nous lui avons complu. Sous le voile noir des chanteuses palpitaient des gorges qui nous hantent, blancheur de fleur de pommiers, et nous culbuterons leurs brocarts quand elles se livreront par les soirs de juin et nous céderont en silence.

mardi 9 novembre 2010

Passage des hôtes

Alors fragiles comme au réveil le sont ceux qui rêvent trop fort, il faut vous soutenir, vous aider au passage, ne pas vous faire honte du drap mordu de l'idéal, être doux comme la laine, comme la peau des mères aux lèvres des enfants. Vos visages sont frappés d'absence, c'est tout un voyage pour que reviennent sur vos traits les plis qui nous sont chers. Prenez votre temps : dans la maison l'odeur du linge chaud, sur la table des fleurs en vrac. D'où vous venez je ne sais pas, ces terres inconnues je n'en ai pas idée, je suis celui qui reste, qui attend, qui accueille. Soyez sans crainte. Nul ne nommera le monde dont vous êtes, nul ne vous demandera de parler si vous souhaitez vous taire ou boire le thé qui fume en bas. Je vous promets, nul ne lira sur vos visages la carte de votre histoire. Peut-être, un jour, vous voudrez la raconter. Nous serons heureux de l'entendre, lorsque le temps sera venu.

lundi 8 novembre 2010

Vecteur

Tu lanceras des pierres dans la mer de pierre verte, des éclats de rire dans l'écume brassée qui mousse de galets, tu crieras le nom des falaises, un nom de sel et de craie. Des enfants s'envoleront sous des cerfs-volants rouges, à grands fracas de mouettes et de rouleaux virides. Ton cheval cabré luira d'embruns, et l'écume au mors sera plus claire que celle des vagues. Les mégères diront leurs calomnies, mais ton passage, vacarme d'honneur, les stupéfiera. Elles seront pierres à leur tour, silex de méchanceté, chues là que la valleuse a dévalés. S'effondreront, pourries de ravinements, par pans énormes, les parois de craie que ne retiennent plus prés ni arbres. Rien ne pourra t'atteindre. Ton élan sera tel qu'aucun désastre vertical ne t'empêchera d'aller vers.

dimanche 7 novembre 2010

Géométrie d'amour

Nous prendrons notre tour, ce sera notre temps, ce seront des jonquilles dans l'anse des fossés. Nous danserons ensemble, paix du corps, joie des peaux, nous prendrons notre tour aux angles des tréteaux. Ta larme perlera pour l'amant de Saint Jean ; je l'essuierai de mon mouchoir blanc. Dans ce carré très pur, liseré bleu de lin, broder le trait qui nous dessine, enlacés, nous jouant des lignes.
S'il s'agit de durer, perdurons, j'ai confiance… Ce tour que nous prenons, cet anneau dans nos vies, ces ronds dans l'eau des mares et nos visages reformés, voici le cercle du parcours, l'orbe où nous sommes les yeux fermés, aire que nous connaissons par cœur, sans que nos cœurs en soient lassés : c'est notre temps, c'est notre tour, c'est le cercle dans le carré.

samedi 6 novembre 2010

Ce qui a disparu

Tout avait changé dans la ville, et jusqu'au nom des rues, aux raisons des bâtiments qu'elle ne reconnaissait pas : avais-je vu, enfant, le Bassin du Commerce en eaux ? Et la gare de jadis, l'avais-je connue avant qu'on ne ferme la ligne ?
La maison de famille, vendue voici onze ans, s'ouvre de volets bleus qui la font souffrir. Je me souviens avec elle du gris perle d'avant, plus discret nous en convenons. Et le portail, blanc désormais, pourquoi ? Automatique, soit, mais blanc, mais pourquoi blanc ? Elle n'entrera pas.
Chaque demeure reconnue livre le nom de propriétaires - morts, dit-elle, et parfois elle se souvient des circonstances d'une fête. On dansait le dimanche à la ferme de la Grande Cour. D'autres noms au hasard des rues, méconnaissables de propreté. D'autres noms disparus.
Le clocher sonne de l'église où elle s'est mariée. Le cimetière où ses parents sont enterrés sous une dalle de marbre noir, elle y a sa place, elle me la rappelle, cette place qui reste dessous la lame c'est pour elle, à la sortie de cette ville où elle ne connaît que des morts.

vendredi 5 novembre 2010

Spartakiste

Je reprendrai ma colère avec mon souffle. Vous le savez, j'attends pour bientôt le retour des démons, mais maintenant, c'est de repos dont j'ai besoin. C'est le repos qu'ils nous refusent, ils veulent encore ces instants-là, ils ne seront contents qu'ils n'aient tout, eux qui possèdent déjà tant voudraient poser patente sur les portes du sommeil des pauvres, sur les paupières des vieux, tant qu'il leur reste encore un peu de lumière dans l'œil.
La colère me reprend mais le souffle me manque. Quant au repos, je n'échangerai pas ma fatigue contre le sommeil qu'ils proposent et qui n'est pas le mien, je ne veux pas de ce poids-là sur mon front, ni de leurs gouttes sous ma langue. Plutôt ne pas dormir, mais regarder le sac de nos vies, regarder pour comprendre que la guerre n'a jamais cessé, que nous mourons de croire à l'armistice. La paix, c'est le luxe des maîtres, l'ambroisie des vainqueurs. Il faut porter le feu jusque dans leurs piscines, que leurs écrans reflètent les creux de nos visages épuisés, nos dents noires, notre crasse incrustée. Qu'ils nous craignent. Que nous possédions leur peur, que nous la leur fassions payer. Nous ne serons pas de bons pauvres : nous porterons la rage aux murs des hauts quartiers et nous ne dormirons que notre soif éteinte.

jeudi 4 novembre 2010

Envie de l'eau

Les femmes y sont anguilles, elles lancent, hardies, des harpons, des baleines les déshabillent. Il pleut du feu sur le Japon malade. L’expert en foie regarde enfin la pêcheuse trempée, Eve que peut-être la pluie noire ne gangrènera pas. Les femmes au geyser tiède volent du fromage pimenté dans les supermarchés, fabriquent des gâteaux pour les maisons de thé, attendent des années celui qui les a fait jaillir, ruissellent d’eau fécondes où les poissons s’abreuvent. Les hommes ne savent pas qui être, et regardent l’eau couler sous le pont rouge. Heureux celui qui le matin délaisse l’épervier, les dorades, les mulets d’eaux saumâtres, et court boire à la source, et donne l’huile pour remercier l’eau.

Quant au vieil âge de ma mère, I

On ne sait quoi dire. On se téléphone, la sœur et le frère, fiers de se comprendre, un peu pathétiques de lucidité. La maladie de la mère, nous l'avons retournée , nous en avons malaxé les signes dans l'espoir vain d'en tirer le suc qui les soirs d'orage, d'orphelinat humide en dépit de la douceur des couettes, semble contenir le vaccin de nos insomnies, l'élixir dont nous attendons tant pour elle.
Est-elle seulement malade ? Souvent nous décidons que non, en dépit de la cortisone et des antalgiques, nous optons sans vergogne : le psychosomatique; elle brode elle invente, elle s'empare des symptômes que nous lui refusons pour tresser ce mal inouï qui ne ressemble qu'à elle, dont elle jouit.
Elle se punit, bien sûr, et c'est justice. Aveugle, elle ne s'est pas crevé les yeux à la façon des mythes, elle s'est rongée comme les statues des cathédrales qu'érodent les vapeurs du siècle. C'est par morceaux qu'elle tombe, c'est par morceaux que nous la ramassons sachant que ce puzzle-là, nous n'en remembrerons rien. Sachant encore que nous ne voulions pas de cette souffrance-là, que c'est vivante qu'il nous la faut. Car c'est vivante qu'elle pourra nous dire ce que nous voulons savoir.
Nous regardons les doigts très blancs de sa main trembler pour déplacer le pion sur le plateau de Monopoly, nous observons ce sourire forcé qui leurre le petit fils qui joue, qui joue… Nous scrutons les filaments blancs de ses yeux sans larmes. Nous non plus, nous pleurons pas.

mercredi 3 novembre 2010

Arrière-saison

Il fait cru, tu dis, les fruits je les ai posés sur la corbeille, tu préfères le raisin italien. Passent les nuages dans des ciels très normands, Boudin Poussin, mêmes nuages au fond, ciels de Seine bouleversés. Septembre. C'est l'entre-temps, qui brouille dedans dehors, températures incertaines, le linge il ne sèche qu'à peine au fil de la voisine, ni le mien sur le palier. C'est trop tôt pour le chauffage, on ne veut pas tuer l'été, car c'est encore l'été, n'est-ce pas ? Les prunes, les fraises, ces goûts-là ne peuvent tromper. Pour plus tard les cèpes, les potimarrons, les vestes huilées sur nos chemises de flanelle.
Nous dormons l'un dans l'autre, nous dormons mieux, la fraîcheur du matin nous engourdit, c'est à qui n'ira pas chercher le pain (tu gagnes souvent, presque toujours à ce jeu-là). C'est la mucreur, on dit ici (nous avons des mots pour tous les états de l'eau).

mardi 2 novembre 2010

Flor do mar

Encore faut-il que la mer prenne la fleur qui lui fut jetée, qu’elle l’entraîne au cœur des marées, que le nœud des courants la tienne frêle sur la crête des vagues, et qu’elle infuse doucement, or du pollen, goût de safran tout le long des plages où l’on prie la déesse. C’est un pays de plages, on s’y tue en dansant.
Rouge l’hibiscus des menstruations vaines, blanche la tresse de jasmin : Il est une fleur pour chaque malheur, à la déesse on peut tout confier, le viol qui vous fit putain, la corde de guitare brisée, l’enfant qui n’est jamais venu, la déesse peut tout entendre, pourvu que la mer emporte la fleur loin de la grève. Elle peut tout comprendre, la déesse, intercéder, s’il le faut, auprès de la Vierge Marie, elle a très bien connu le Christ, à ce qu’on dit.
Verse un verre de rhum sur l’autel des Lares, lave d’eau de Lourdes la fleur que tu vas jeter. Pourvu que la mer la prenne, ta prière sera exaucée, la déesse peut tout entendre, la déesse peut tout apaiser, si elle accepte ton offrande, elle colligera sur le sable les restes de ta vie pour en faire un collier.

lundi 1 novembre 2010

Toussaint

Le vent sur le carreau qui tremble et mon oreille engourdie qui ne sait plus les bruits de la vieille maison, voici, de ce samedi, le poème inutile.
Je n'attends rien. Les choses adviennent. Nul ne sait plus ce qu'est le chaud, le froid, la passion ni l'envie dans ce cosmos gris qui pleure sur mon toit des foutaises d'harmonies.
Le vent passé devant ma porte a pris mon amant, mes amis, salaud de vent qui de la sorte m'oublie. Le seuil où l'on se tient seul ce n'est pas une vie, tu entres, tu sors, mais tu choisis.

Le vent sur le carreau fendu comme le cœur aux cartes siffle de compagnie. Les pauvres gens qui passent s'effacent sous la pluie.

Le seuil où je me tiens ni chaud ni froid ni rien.

dimanche 31 octobre 2010

Lost Song / Chant perdu

Un jour, juillet, j'ai
perdu le chant,
et de fait
accroupi dans le coin
dans l'angle mort de ma maison
il n'était plus rien à chanter

Et je suis devenu la pluie sur les ardoises
la pierre roulée dans les ruisseaux
et j'ai perdu le goût du thé

Les arbres ont jauni, sous lesquels des folles pleuraient
maigres de leur amour
les oiseaux dessinaient des inepties dans le ciel
et j'ai compris que cela ne reviendrait pas.

J'ai jauni moi aussi, entre l'index et le majeur
je suis devenu cendre de mon souffle
j'ai titubé de vins médiocres
et j'ai grimacé la jouissance.

samedi 30 octobre 2010

casablanquer 11

Ce jour est rouge et c'est de sang. Par la ville sèche, coule, bouillonne, de l'interstice des dalles jusqu'aux égouts engorgés la soupe rubiconde des moutons égorgés –odeur sucrée de protéine. le boucher passe et partout son couteau fend l'aorte et c'est le beau fleuve rouge de sang. Ce jour est rouge, à en coller aux pieds. Prêtres tachés du sacrifice, incisez les bêlements jusqu'au rauque des gorges, que la mer en rougisse, qu'on ait enfin la paix. Moi ? En ce jour je chante la joie des cafards et l'appétit des crabes.

vendredi 29 octobre 2010

Interruption

Du coup qui fut donné, la mort vint, aucun doute. Tête de fleur coupée d’un ongle acide. Le suc, poisseux, collait au pistil. Naîtrait de cette poix le rêve. On la brûlerait sous des fronts ténébreux, et les vapeurs du songe susciteraient un sourire pour une heure, puis les fronts caves reprendraient la résonance vaine du ressassement. Tombe le poing sur le crâne du songe creux. Dents d’or arrachées d’une misère admise. Comment gît ici celui qu’un fumeur de pierre fractura.

vendredi 22 octobre 2010

Happy together (together alone)

Le tango qu'ils dansaient ne les unissait pas, et les bières sur la table, ils en avaient trop bu pour rire, ils titubaient leurs pas, lorsqu'il fallait encore une fois aller pisser. Il avait proposé : repartons à zéro, ils étaient partis en effet, ils étaient partis en été ils étaient arrivés l'hiver, tout l'argent y était passé, il avait fallu travailler, apprendre la langue, louer une chambre, sourire aux touristes japonais qui ne comprenaient rien. Arrivés à zéro, dans l'exact envers du monde, ils ont cessé de s'aimer, ont fait lit à part, ont attendu que les mains cicatrisent et que l'hiver s'éloigne, dans des odeurs de nouilles chinoises. Le tango qu'ils dansaient ne les unissait pas. Étanches au monde, ils le devinrent l'un à l'autre, et celui-là qui se rendit seul aux chutes, n'en fut pas émerveillé. Reste la lampe dont la lumière tourne et repart à zéro dans les mains en larmes de celui qui n'a pas vu les cataractes.

mercredi 20 octobre 2010

La vieille chanson

On reprend c’est la vieille
Chanson qui revient
Dans notre sommeil
Et Verlaine le vieux
Démon qui nous tient

On lie comme on peut la botte
Des fredaines des refrains
Bouts de ficelles brins d’osier
Brins de paille petits riens
De rimes et rien qui vaille
La peine de la note

mardi 19 octobre 2010

Acanthes

Il dit qu’il couvrirait son corps d’acanthes, que dessiner c’est aussi ça, promettre ce qu’on ne tiendra pas : pardonnons au menteur qui promet la beauté. Feuilles d’acanthes au feutre vert, l’enfant déborde et c’est tant mieux. Regardons décillés ce qu’augurent les dessins des amants, les coloriages des enfants (Michaux dit : les commencements). On y lit les guerres, les conquêtes, les cadeaux des rois-mages. Des pères énormes avec d’énormes mains menacent l’horizon dont le soleil pâlit. Une mère à la robe triangulaire ressemble à la maison même, même triangle pour le toit. Son corps d’acanthes, il a dit ça, je couvrirai ton corps d’acanthes. Couronnement ? Funérailles végétales ? Et si ce n’était pas sa feuille ? Dans un drap de bain, blanc se tient l’enfant qui, César, prête vie, ou non. Lauriers dont l’enfant ceint le front de qui saura bien lui chanter les chansons qui l’endormiront. Sous un manteau de feuilles d’acanthes. Patiente la mère les broda. Le père ne pouvait pas : trop gros les doigts pour manier l’aiguille. Ces doigts que l’enfant dessina.